Art brut et âme en butte

C’est une performance mémorable que celle à laquelle on a pu assister samedi dernier au Théâtre Forum Meyrin de Genève. Seul en scène, accompagné uniquement d’un percussionniste, un colosse barbu s’avance et raconte. Au travers d’un monologue sibyllin, rythmé, presque incantatoire, il dit les tourments, les rêves et les espoirs de ces artistes en cage, ces individus « aliénés » que la société a relégués derrière les barreaux de l’asile psychiatrique. Puissant et irréductible.

Texte: Athéna Dubois-Pèlerin

Photo: Yvan Cledat

Pour monter Jacqueline – Écrits d’Art Brut, Olivier Martin-Salvan, concepteur et interprète du spectacle, a été puiser dans les Écrits bruts. Cet ouvrage de Michel Thévoz, historien de l’art et théoricien de l’art brut, rassemble des témoignages de patient·e·s interné·e·s pour troubles du discernement, qui s’approprient la langue pour se raconter. Affranchie du joug de la norme, des conventions et de la raison, la parole jaillit, brute, ou plutôt pétrie par les fêlures intimes de chaque personnage. Il en résulte une suite de discours uniques, fiévreux, éminemment insaisissables, qui sautent d’une idée à l’autre au fil d’une sonorité amusante, d’un jeu de mot involontaire. On cueille au vol des souvenirs, des amours, des déceptions, des bribes de comptines pour enfants.

La révolte gronde, elle aussi, enfle parfois jusqu’à éclater. Cri de colère contre la toute-puissance des institutions, qui briment, cloisonnent, enferment. Le percussionniste Philippe Foch, confiné dans une cage, offre un écho sonore au bouillonnement émotionnel du texte, en frappant ses instruments métalliques, en les entrechoquant, voire en les faisant racler furieusement contre les barreaux de sa prison.

Photo: Sébastien Marchal

Contre la violence de l’internement, reste la parole en tant qu’espace de résistance. C’est elle qui est délivrée, incarnée même par le comédien Olivier Martin-Salvan. Avec sa barbe de prophète, son timbre profond et son jeu candide, l’acteur insuffle une bouleversante humanité aux témoignages de ces voix oubliées. Tantôt formidable, tantôt vulnérable, il épouse jusque dans ses moindres recoins la psyché ébréchée de ses personnages, passant naturellement du français intelligible à la glossolalie débordante, pour toucher à une forme poétique nouvelle.

Avec, toujours, cet habit bizarre qu’il traîne après lui, sorte d’immense cape rapiécée, composée d’une myriade de tissus de couleurs différentes. Un costume chamarré qui lui donne un air grotesque d’oiseau des îles et dans lequel il trébuche, s’empêtre, disparaît, si bien qu’à le voir, on se souvient de l’Albatros de Baudelaire, si majestueux dans les airs, mais qui, « exilé sur le sol » de sa prison, se retrouve alourdi par ses ailes trop grandes qui « l’empêchent de marcher ». C’est bien sur la souffrance de l’éternelle inadaptation que s’achève la prise de parole: lorsque, irrémédiablement seul, le personnage demande doucement dans son langage tendrement absurde: « Viens me chercher au plus vide ».

Un spectacle déconcertant, à la fois hermétique et limpide, qui, au hasard des mots, parvient à toucher une corde sensible.

[ƷAKLIN]

Jacqueline – Écrits d’Art Brut

www.forum-meyrin.ch

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