« Je n’ai pas le temps de distinguer son visage, en partie caché par des cheveux bruns bouclés assez longs. Ce que je vois, en revanche, c’est que l’individu est au volant de ma Porsche et qu’il démarre en trombe, emportant avec lui le Kochanski, mon bien le plus précieux, le violon qui ne me quitte jamais, mon complice, mon ami, mon amour, mon stradivarius. Et je reste seul devant l’hôtel, frappé de stupeur, pétrifié anéanti, comme si je me vidais de mon sang et que j’allais mourir sur place. »
Extrait de Pour l’amour d’un stradivarius, du roman autobiographique de Pierre Amoyal, publié chez Robert Laffont en 2004.

Cédric Cassimo, Pierre Amoyal et Karim Slama, les trois protagonistes de la pièce. Photo: Yves Ryncki.
En 1987, Pierre Amoyal, l’un des violonistes les plus talentueux de notre époque, se fait dérober son violon à Saluzzo, en Italie. Pendant quatre ans, il devra faire face à des mésaventures rocambolesques pour récupérer son instrument: antiquaires véreux, fausses demandes de rançons, collectionneurs louches et policiers atypiques mettent tout en œuvre pour garder ou revendre ce violon rarissime. Mais le voleur ne parviendra jamais à écouler un instrument d’une telle notoriété: la police italienne retrouvera “miraculeusement” le violon en 1991. Depuis, Pierre Amoyal ne s’en sépare plus. Pour l’amour d’un stradivarius, son roman autobiographique, est tout simplement une déclaration d’amour à son instrument de musique. Avec sa Compagnie Lunidea, il a créé un spectacle inédit autour de ce texte, comme pour donner une seconde vie à cette complicité merveilleuse.
Le spectacle a été présenté les 14 et 15 juin au Théâtre du Jorat. D’emblée, c’est le lieu qui nous interpelle. Le Théâtre du Jorat, dit « La Grange Sublime », est à la campagne. La salle de spectacle offre plus de mille places, dans une atmosphère boisée et agréable.
Le spectacle débute avec un enregistrement vocal du narrateur, qui n’est autre que Pierre Amoyal: il invite le spectateur à partager quelques fragments de sa vie. Une entrée en matière troublante, lorsque l’on sait que c’est le virtuose lui-même qui est dans la fosse d’orchestre. Le Stradivarius Kochanski est bel et bien dans les mains de l’illustre violoniste … Quel est donc le mystère de ce violon? Le spectacle se chargera de nous le révéler. La Camerata de Lausanne s’associe graduellement au conteur avec un concerto de Tartini, ce qui offre une douce entrée en matière. Enfin, à la magie de l’alliage du verbe et de la musique se mêlent progressivement les projections du dessinateur sur sable Cédric Cassimo.
C’est précisément le mariage des arts graphiques, de la musique et de la narration qui confère à ce spectacle une touche exceptionnelle. Les créations de Cédric Cassimo sont précises et justes. Son trait, son « jeté de sable », est léger, articulé, posé. Son style, aux apparences naïves mais travaillées, permet de faire de l’histoire de Pierre Amoyal un conte qui parle instantanément au cœur. Au fil de l’histoire, certaines des plus belles œuvres du répertoire violonistique sont jouées: un prélude et scherzo de Chostakovitch, le Triptique d’Akutagwa, une fugue de Mozart, le Nigun d’Ernst Bloch et encore un concerto de Per Archi de Nino. La Camerata de Lausanne débute de manière retenue, mais le son s’affine et s’affirme au fur et à mesure du spectacle.
C’est déjà parfait, mais l’apparition de Karim Slama, comédien et mime, vient ajouter une touche humoristique à cette création. Habile manière qu’à Pierre Amoyal de se jouer du comique et du tragique, de rire de sa propre vie, tout en faisant sourire le public. De plus, il est à noter que le spectacle fascine les plus petits. Epurée de tout superflu, cette création contemporaine est adaptée à tous les publics.
Surtout, c’est un vibrant hommage au violon par un amoureux de son instrument. Le spectacle proposé par Pierre Amoyal est à la frontière de l’art musical, de la poésie et du dessin. Pour l’amour d’un stradivarius s’adresse au spectateur dans le langage du cœur. Il est à l’image d’un stradivarius: rare, beau, poétique.
Texte: Joël Piguet