Quel remarquable hommage doublement destiné à Léon Tolstoï et à Piotr Fomenko! Décédé en 2012, le grand metteur en scène moscovite Fomenko avait adapté le célèbre roman de Tolstoï, La Guerre et La Paix, et ce sont les comédiens de sa troupe qui sont actuellement présents à Genève pour faire découvrir ce bijou de la littérature russe au Théâtre de Carouge.
Dans la salle, l’ambiance est joyeuse pour la première représentation où se côtoient les habitués du théâtre et les russophones venus pour assister à la pièce dans sa version originale, en russe sur-titré en français.
La première partie débute dans le salon de Madame Scherer, qui a invité tout le gratin de Saint-Pétersbourg à sa soirée. Le jeu d’ombre et de lumière ainsi que le décor, simple et dépouillé, constitué de chaises et d’escabeaux en bois placés devant une grande carte géographique en arrière-plan surprend, tant il est éloigné du faste auquel les adaptations cinématographiques nous ont habitués. Les comédiens quant à eux sont tout de noir vêtus, et cette sobriété permet dès lors de se concentrer sur les dialogues et les rebondissements de l’intrigue.
Tandis que Madame Scherer agite sa canne, boitille, et débat de politique avec le prince Kouragine, sa vieille tante coiffée de son énorme chapeau à plumes tourne le dos au public, puis s’endort, enfin se réveille en sursaut, poussant des cris d’oiseaux jusqu’à ce que Madame Scherer la calme en lui disant « ça suffit ma tante ». Quelques mots en français surgissent ainsi ici et là dans le texte russe, signes de la passion francophile de l’époque.
Dans cette même soirée, on distingue le prince Andreï Bolkonskï et sa jeune épouse Lise, enceinte de leur enfant. Pierre Bézoukhov, grand et bien bâti, et la belle Hélène, fille du prince Kouragine, qui apparait hautaine et légèrement ridicule. L’amitié entre le prince Andreï et Pierre est évidente, tandis qu’Andreï conseille à Pierre de ne jamais se marier.
Dans toutes les scènes le jeu des comédiens est admirable, que ce soient les officiers en état d’ébriété avancée ou les tableaux bucoliques et les chants mélancoliques. La musique reste toujours présente ainsi que l’humour, par petites touches subtiles, comme dans la scène des bisous chez les Rostov ou le jeu du chat et de la souris entre le comte Nicolas Rostov et Sonia. Nicolas Rostov symbolise l’archétype de l’âme russe nimbée de romantisme, et couronnée par des déclarations enflammées. Quant à Sonia, c’est une jeune femme très timide et émotive.
Natacha Rostov, dont le rôle prendra de plus en plus d’importance au cours de l’histoire, est une jeune fille espiègle et sauvageonne qui court en tous sens. Le tandem Natacha-Sonia, toutes deux tellement différentes l’une de l’autre mais aussi complices et affectueuses, offre un spectacle rafraichissant tandis que la danse maladroite de Pierre et Natacha révèle tout son potentiel comique.
La princesse Droubetskaïa (Madlen Dzhabraïlova) est remarquable de justesse dans son rôle de mère poule, prête à tout pour assurer l’avenir de son fils Boris. Le vieux prince Bolkonski est dur et intransigeant et la princesse Marie aussi douce que dans le roman. La guerre et Napoléon, surnommé le « monstre corsicain », tout en restant au centre des préoccupations laissent quand même la place à des conversations plus légères, notamment sur les enjeux matrimoniaux.
Le temps file et on se surprend à regretter que la pièce se termine au début du roman, après 3h50 de spectacle ! On aimerait continuer à suivre les aventures de tous ces personnages si attachants et si remarquablement interprétés par l’équipe des comédiens Fomenki.
Un spectacle exceptionnel et tout en finesse, à ne manquer sous aucun prétexte, jusqu’au 5 mars 2014.
Texte: Sandrine Warêgne. Photos: O. Lopach