Mercredi soir, la salle de l’Alchimic était bondée. Une nouvelle preuve que les amours scandaleuses et les jeux dépravés de la Marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont séduisent toujours, et sont plus que jamais d’actualité.
Le roman de Choderlos de Laclos, déjà moderne au dix-huitième siècle par le progressisme de ses idées, a subi un heureux dépoussiérage dans la mise en scène d’Elidan Arzoni. Cette adaptation de Christopher Hampton, traduite de l’anglais par Fanette Barraya, avait toujours été jouée en costume d’époque. Ici, la sobriété est de mise : un décor minimum, avec des murs noirs et rouges. « J’ai voulu toucher le public en ramenant cette histoire à notre époque. Laclos est peut-être du 18ème siècle, mais ses thèmes sont universels: la méchanceté et la cruauté, dont le seul but est de valoriser l’égo », confie le metteur en scène. Il n’a pas hésité à intégrer des objets actuels, comme les smartphones qui se substituent parfois aux fameuses lettres. Les moyens évoluent, la manipulation reste.
Les hommes sont en costumes, les femmes en tailleurs ou robes de soirée, tout en noir. Seule Madame de Merteuil transcende les genres en adoptant un pantalon sous sa veste blazer, illustrant la duplicité morale et sexuelle de la mystérieuse marquise. Elle est admirablement interprétée par Sybille Blanc qui en maîtrise toutes les finesses. Son jeu, de la femme-enfant à la maîtresse implacable, en passant par la confidente manipulatrice, sonne toujours juste. Même complexité chez son double masculin : le Valmont d’Elidan Arzoni est aussi cruel que délicat, machiavélique que manipulé, fort que faible. Il se dégage une vérité profondément humaine, loin de tout archétype. Cécile de Volanges échappe elle aussi au cliché de l’amoureuse naïve et stupide : l’actrice Lara Ianetta se révèle à la fois touchante et ingénue. Madame de Volanges et Madame de Rosemonde, rôles secondaires mais essentiels, sont très bien servies par les partitions de Nicole Bachmann et Maria Mettral. Les interprétations de la Présidente de Tourvel et Danceny convainquent plus difficilement, manquant de nuances. L’explication se trouve peut-être d’avantage dans une critique globale de la pièce que dans le talent des interprètes, qui construisent à merveille certaines facettes du rôle : Camille Bouzaglo est parfaite quand la Présidente tente de lutter contre son inévitable désir, et Blaise Granget est tout simplement bluffant lors de son duel avec Valmont. Mais résumer 175 lettres en 1h40 demande certains sacrifices, et l’enchaînement des scènes ne permet pas toujours de suivre l’évolution des personnages. Inévitablement, ce sont les caractères les plus effacés qui en souffrent le plus.
Un bien petit dommage pour une production qui reste excellente à tous les niveaux. Nettoyée des coquetteries du dix- huitième siècle, la langue de Laclos paraît dans toute sa justesse et son efficacité. Le parti pris d’Elidan Arzoni d’en accentuer la dimension comique rend à ses destinées brisées tout le cynisme des luttes de pouvoir et de ceux qui en use comme d’une arme. Chez Laclos, la condition essentielle du plaisir est dans l’anéantissement de l’autre. Sur scène, la faiblesse se traduit par la mise à nu. Provocatrices, comme a pu l’être le roman, ces scènes ajoutent une part de sensualité ou de gravité toujours justifiée. La fameuse scène dans laquelle Valmont écrit à la Présidente de Tourvel depuis le lit de sa maîtresse (magnifique Claire Michel de Haas), s’en servant comme d’un support, est tout simplement savoureuse.
Une pièce à la fois drôle et provocante : c’est un très beau moment de théâtre que nous offre le théâtre Alchimic, encore jusqu’au 24 novembre. Précipitez-vous !
Informations et réservations : www.alchimic.ch, 022 301 68 38.
Texte: Marie-Sophie Péclard Photos: Marc Vanappelghem
Une réflexion sur “« Les liaisons dangereuses » : cruauté et séduction au théâtre de l’Alchimic”